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Le soleil pâle de la Lombardie glissait derrière eux depuis plusieurs jours déjà.
La Kumpania avançait d’un pas régulier.

Les campagnes, jadis tranquilles, semblaient désormais suspendues entre deux souffles : celui de la guerre et celui de l’attente. On disait que Milan résistait encore, que Turin était tombée, que Rome ruminait sa colère. Les armées de Sans-Nom demeuraient à distance, mais leur ombre étendait sa peur jusque dans les collines. Dans ce silence tendu, la Kumpania suivait la route du sud-est, sans réelle destination, ce qui ne plaisait guère — surtout à Andreas, Anne et Alessandro, ce qui, pour une fois, les mettait tous trois d’accord, ce que Mélodie mit en avant plusieurs fois quand l’un d’eux se plaignait de cette situation.

Semblant sereine, Mélodie, chaque soir, depuis leur départ, se livrait à un entrainement presque sacré, elle manipulait son feu d’une manière inédite. Ses griffes s’étaient mises à luire sur sa peau, fines veines d’or rouge qui pulsaient doucement au rythme de sa respiration. Elle semblait apaisée, plus posée, comme si une part d’elle s’était tue pour laisser place à une force plus profonde. Sa magie, jadis ardente et impétueuse, coulait désormais comme une rivière lente. Le feu qu’elle invoquait n’était plus destruction, mais chaleur. Chaque soir, il éclairait la route, chassant les ombres et réchauffant la terre sous leurs pas, leur permettant de marcher encore quelques heures dans la lumière tremblante de son aura.

Ce fut à la croisée des chemins, où un antique oratoire de pierre portait encore gravée une croix aux bras érodés, qu’ils rencontrèrent leur guide promis.

Un cheval gris se détachait de la brume matinale, suivi d’un vieux cavalier vêtu de noir, ceint d’une cape lourde marquée d’une croix blanche à huit pointes. Il mit pied à terre sans hâte et salua le groupe d’un geste sobre, le regard aussi clair que son ton :
« Pèlerins de l’espérance, je suis Frère Roland de Montemerlo, Hospitalier au service du Temple. Mon Bastion vous attend. »

Il n’en dit pas davantage. Seulement ceci :
« Le bastion de Montemerlo, près de Padoue, n’est pas votre halte, mais la porte qui y mène. »

Andreas fit passer le mot, et la Kumpania changea aussitôt de direction, heureuse de reprendre la main sur sa route.

Les plaines s’effacèrent derrière des collines étranges, couvertes de vignes et de pierres chaudes. Le soir, la lumière y prenait des reflets d’or et de cendre. Les monts Euganéens se dressaient comme des autels oubliés.

Frère Roland parlait peu. Parfois, il récitait un psaume ou s’arrêtait pour tracer dans la poussière des symboles que seul le Chevalier Bayard semblait comprendre. D’autres fois, il observait le ciel et murmurait que « le vent tournait du sud », comme si cette observation avait plus d’importance spirituelle que météorologique.

Le soir venu, il passait de longues heures en compagnie de Bayard, demandant souvent à rester seul avec lui. Tous purent les apercevoir, chaque nuit, montant la garde ensemble au sommet d’une colline voisine, silhouettes sombres veillant sur la route et le camp endormi.

Enfin, au détour d’un vallon, ils aperçurent la forteresse.
Le Bastion de Montemerlo se tenait là, austère et silencieux, ancré dans la roche comme un souvenir de croisade. Ses murs portaient les traces du feu et du temps, et les bannières de l’Ordre claquaient mollement dans le vent du soir.

À leur arrivée, les cloches sonnèrent une fois — non pour les accueillir, mais pour avertir qu’ils étaient là.
On les fit entrer dans la cour. Des frères, armés et pieux, les observaient sans hostilité, mais avec une curiosité mêlée de prudence. Certains s’inclinèrent, d’autres se signèrent, d’autres encore partageaient des signes d’encouragement. Il y avait dans l’air ce mélange de respect et d’inquiétude qu’on réserve aux miracles qu’on ne comprend pas.

Le sénéchal du Bastion, un homme sec aux mains tachées d’encre, vint à leur rencontre.
« La Kumpania Esperanza, donc… Bergame parle encore de vous. Florence vous acclame, Milan vous implore, Rome vous honnit, et Venise vous observe. L’Italie entière semble retenir son souffle à chacun de vos pas ! »

Autour d’eux, les cartes d’état-major couvraient les tables : routes coupées, armées dispersées, alliances incertaines.

Puis, comme s’il s’adressait autant à l’air qu’à ses auditeurs, le sénéchal reprit :
« Je suis mandaté pour vous faire part du refus de Venise d’accueillir le Ban que votre Kumpania abrite. »

Un murmure parcourut la salle, mais il leva la main pour imposer le silence.

« Ne voyez pas là un affront. L’Histoire a souvent vu les plus grands serments se nouer loin des trônes et des cathédrales. Les Croisades elles-mêmes naquirent d’un vœu prononcé sur la route. »

Il fit quelques pas, mains jointes dans le dos, le regard baissé sur une carte repliée, autour de la table, cherchant la vue de sa fenêtre et tournant le dos à presque tous.
« Soyons clairs : vous vous opposez au Saint-Siège, et le Saint-Père fait de vous des marginaux. Voici l’Italie et son futur qui s’écrit dans les marges. »

Le sénéchal pointa du doigt un tracé menant vers un point isolé de la carte. Seul Andreas, placé en avant, put en voir les détails. Il releva la tête et acquiesça discrètement sans un mot. Lorsque le sénéchal fit mine de replier la carte, on n’y distingua aucune indication claire.

Puis, d’une voix presque méditative :
« Les invités du Ban ont déjà quitté Venise. Ils suivent la même route, je ne sais où ils sont, comme vous le savez, les chemins sont rarement tracés par les chancelleries. »

Il s’interrompit, le temps d’un souffle, puis conclut avec une gravité tranquille :
« Pour l’heure, souvenez-vous seulement de ceci : Vous êtes des gens de la route, alors reprenez-la. Ce qui doit être dit le sera, mais pas ici. L’ennemi veille sur les routes ouvertes. »

Un silence tomba, long et pesant.

Puis le guide s’inclina et ajouta simplement :
« Reposez-vous. Vous partez dans deux jours, et le chemin qui reste à faire ne figure sur aucune carte. »

Ce soir-là, avant que le sommeil ne gagne le camp, Aëgis parla enfin. Sa voix, d’ordinaire assurée, tremblait d’un trouble qu’il ne tentait plus de dissimuler. Il raconta les visions qu’il avait reçues depuis plusieurs nuits : des fils entrelacés à l’infini, des routes qui se croisent et se défont aussitôt, des futurs si nombreux qu’aucun esprit humain ne pouvait les ordonner. Je ne pourrai les suivre sans aide… Il nous faudra l’appui de mes ancêtres, celles qui tissent. Ses paroles laissèrent dans l’air une gravité muette, un pressentiment que le destin, cette fois, n’était pas écrit.

Cette nuit-là, les collines furent paisibles.