Ce matin-là, une étrange effervescence animait Fort-Belvédère, alors que la pluie battante, qui n’avait eu de cesse de tomber depuis deux jours, poussait la plupart des occupants à une lente méditation « tavivernale » plutôt qu’à la réalisation de tâches extérieures.
Apparemment, les templiers avaient été rassemblés par le commandant et celui-ci, après un bref échange avec ses hommes sur le parvis, reçu beaucoup plus longuement dans son bureau le tenancier de la coupe de Cristal et le cuisinier responsable de l’intendance.
Un œil averti l’aurait compris, quelque chose de festif se tramait !
C’est alors que tout s’accéléra. La voix du sergent instructeur tonnait de toute part, haranguant ses hommes des plus belles insultes que la chrétienté ait portées. Ceux-ci se mirent à courir en tous sens, les uns briquant leurs armures, les autres dressant des étendards sous une bruine à vous glacer les os et les derniers répétant un salut des armes bien étrange.
En cuisine, les pauvres cuistots n’étaient pas en reste, les noms d’oiseaux tombaient comme les gouttes que la plupart des clients regardaient lascivement : « Poularde » entonnait le premier, « grive et faisan » répondaient les suivants, « espèces d’emplumés » concluait le chef.
Surgi de nulle part, un tumulte semblable à un ouragan avait transformé la lente journée, qui commençait en une foire de l’Est en plein midi.
Ce fut alors le tour de l’Aurige d’être convoqué chez le commandant. Après une vingtaine de minutes, il ressortit du bureau d’un pas rapide, les yeux fixés droit devant, rejoignant prestement les anciens de la Kumpania.
Et pourtant, alors que tous semblaient pris de cette fièvre frénétique d’un vendredi bien différent des autres, un homme se tenait là, confortablement attablé au sein de tout cet empressement. Il venait de quitter la tente des Médicis d’un pas nonchalant pour venir s’asseoir confortablement dans le salon de dégustation. Saisissant une coupe de cristal, il commença à déguster un vieux porto, un léger sourire au visage. Pensif, il sortit un vieux carnet pour prendre quelques notes et, entre chaque gorgée, afficha un état satisfait de la complétude de l’instant.
Il se fit alors héler par Mélodie Thar qui venait de pénétrer dans le salon.
« Cher Machiavel, que nous vaut cet air calme et songeur alors que tous s’agitent comme des polichinelles spasmophiles »
« Ma chère Mélodie, quel plaisir de vous voir. Mon esprit se languissait déjà de notre dernière entrevue et de votre compagnie si spirituelle. Venez donc vous asseoir et déguster ce vieux porto mis en cave le jour du massacre de Tolède, je le trouve particulièrement de circonstance »
« Votre humour est désolant mon cher ami, mais je ne puis refuser d’écouter votre avis »
« Mon avis importe peu ma chère, je ne fais qu’observer les pièces de l’échiquier géant qu’est devenu ce lieu et j’avoue que certaines stratégies sont encore plus plaisantes à mes yeux que ce merveilleux breuvage descendu des cieux »
« Cessez de tournoyer autour de la potence ! Pourquoi ce fichu dévoyé d’Alexandre VI l’envoie-t-il ici ? »
« Je pense que vous pourrez lui demander vous-même, j’entends au loin les trompettes qui résonnent, bien que je serais surpris de croire que cela puisse être celles du paradis… »
« Décidément, vous ne changerez jamais… »
Alors que l’homme s’affala un peu plus dans son fauteuil, Mélodie sortit, suivie par une foule de curieux. Une impressionnante troupe militaire arrivait au fortin. Une cavalière menait la marche, sa prestance ne laissant aucun doute sur des origines nobles et, le port de ses armes, sur la manière de les faire respecter.
Alors que le commandant attendait la troupe, entouré de ses templiers rutilants et à l’ordre, elle s’arrêta à sa hauteur.
Comme par magie, la pluie venait de cesser et un magnifique rayon de soleil vint illuminer son visage aux traits hispaniques. Elle descendit de sa monture et salua son hôte, Edwald du Faucon.
D’un ton sec, elle prit alors la parole :
« Cher maître templier, je remets entre vos mains et sous la sécurité de ce lieu l’envoyé du Saint Siège. Ma mission d’escorte étant achevée, permettez que ma compagnie établisse son campement à quelques lieux d’ici et que je puisse souffrir de votre hospitalité et de la qualité légendaire du service de Jacomo. Si vous le permettez, je ne garderai auprès de moi que mon fidèle sergent afin de prendre quelque repos bien mérité. »
Avec un certain respect dans la voix et une légère inclinaison du tronc, le vieux maître prit la parole :
« Dame D’Este, vous êtes la bienvenue en cet humble lieu. En ces temps agités, il est bon de savoir qu’une Condottière de votre renommée nous fait l’honneur de sa présence. Vos hommes pourront s’installer dans une clairière paisible non loin d’ici, un de mes templiers vous y guidera »
Sur ces paroles, le chariot renforcé, qui était au centre du convoi, arriva à hauteur des protagonistes. Les armoiries du Vatican ne permettaient plus aucun doute sur la nature de la personne qui venait d’arriver en ces lieux.
Très vite, un page plaça un petit escalier au pied de la porte et déroula sur le sol boueux un long tapis rouge brodé. Une fois la porte ouverte, un grand homme trapu sortit du véhicule. Il était revêtu d’une soutane rouge et une croix richement décorée pendait sur sa poitrine.
Le page s’écria à tous :
« Son Eminence… le cardinal Juan de Borja Llançol de Romaní, Evêque de Ferrare, et représentant de notre Saint Père Alexandre VI »
Le cardinal toisa la foule du regard et un long moment de silence s’installa.
« Bien… c’est donc ici que je vais prendre villégiature quelques temps…
Lucia, ma petite, te voilà libérée de ta mission mais j’espère que tu me feras l’honneur de ta présence à la tablée de ce soir, que notre hôte nous a, je présume, préparée avec soins. J’espère t’y voir aussi élégante que mon amie ta mère, la duchesse, peut l’être en de telles circonstances.
Maître templier, je vous remercie pour l’effort de votre accueil en ces lieux spartiates, veuillez accepter les discrètes, mais combien sincères, salutations de notre bien-aimé Saint-Père Alexandre VI »
D’un signe de la main, le page comprit immédiatement et remit dans les mains du maître templier une cassette richement ornée.
« Ces formalités accomplies, je vous propose de passer aux choses sérieuses, on m’a dit grand bien des divins breuvages d’un certain Jacomo. La messe sera pour demain. Que mes affaires soient amenées dans mes quartiers ! » Ordonna-t-il enfin à ses serviteurs, un sourire discret au coin des lèvres.
La plupart des témoins restaient silencieux. Edwald ne sut quoi répondre et, quand il voulut rétorquer, le cardinal était déjà au-dessus des marches du parvis.
Alors que la foule se dispersait, les serviteurs descendirent les malles du chariot et, accompagnés des deux jeunes femmes qui en descendirent, se rendirent dans les quartiers attitrés au cardinal.
Rien à y redire, ce vendredi était pour le moins inattendu…