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Par votre dévoué Stefano Salvianni, Sibyllin de Florence,

Permettez-moi de vous transporter en cette soirée où les murmures se mêlent aux volutes parfumées des épices et du vin. La Coupe de Cristal accueillait ce soir-là trois figures emblématiques que les gens de la Kumpania nomment Le Magnifique, l’Ancien et le Machiavélique, ou plus simplement « Les Médicis ». Une fois n’est pas coutume, votre serviteur était de la fête, en proie silencieuse.

Comme chaque soir à cette heure, les Anciennes de la Kumpania finissaient leur partie d’échecs. Comme chaque samedi, Cosme, en patriarche, se présentait devant les Anciennes avec une révérence empreinte de respect, demandant poliment de prendre leur place si leur partie était bien terminée. Au fil des semaines, cet humour de répétition semblait délasser l’atmosphère. Nous avons même apprécié une pointe d’amusement dans les yeux des deux Anciennes à l’arrivée des Médicis. Depuis plusieurs semaines, votre serviteur observe cet échange hebdomadaire, bien que très éphémère, il est remarquable que ni l’un ni l’autre des intervenants n’aient délaissés « la partie ».

Après un bref échange, les Médicis prenaient place. Installés dans un coin discret de la salle, où le bourdonnement des conversations formait un écran protecteur.

Ces opportunités à répétition me poussaient à la démesure et, en sibyllin intéressé, je m’approchai pour faire mon office de rapporteur. À ma grande surprise, ils ne jouaient pas aux échecs mais aux dames, alors que des jeux plus complexes étaient présumés. Mais je n’en étais pas au bout de mes surprises. Si le premier coup était entre Machiavel et Cosme, à la fin de celui-ci, le plateau fut tourné et le deuxième tour fut entre Cosme et Laurent, et ainsi de suite, les joueurs changeant d’adversaire et de couleur.

Votre humble serviteur, bien que lettré, ne comprenait pas ce « manège ». Mes connaissances, mon pragmatisme et mon professionnalisme me disaient de rester à ma place, mais je n’en fis rien et m’avançai pour quérir la logique de ce jeu intrigant. C’est Machiavel qui, en créateur de ce jeu, me fit une succincte explication.

Le jeu représentait la complexité des relations, des guerres et de la diplomatie. Le but était certes de gagner la partie mais les moyens d’y arriver étaient changeants. Comme dans la vie, on n’est pas toujours dans le même camp avec les mêmes alliés. Ainsi, le but est d’être avec l’équipe victorieuse au moment de sa victoire, alors que, durant les tours précédents, on pouvait être de l’autre couleur, voire être un spectateur. La stratégie et les actions évoluent avec le temps et les actions des autres.

Abasourdi par la complexité de cette partie, je fis la remarque naïve de demander s’ils choisissaient une couleur dès le départ ou si cela changeait durant la partie. La réponse fut collégialement amusante pour les trois comparses. Machiavel me répondit : « Allons, le joueur c’est la personne, pas les pièces ou les couleurs. Et qui vous dit que votre but n’était pas d’être le spectateur ? La plus belle des victoires est de convaincre chaque partie qu’elle est à sa place et ainsi faire coopérer tous les joueurs. Car même la défaite n’est pas une annihilation, finalement il y a toujours une autre partie. »

Cosme prit la parole avec douceur : « Comprenez-nous bien, nous ne jouons pas aux échecs où les grandes pièces sont les plus puissantes. Dans ce jeu, chaque pièce a une puissance équivalente et chacune peut devenir une dame, ni plus ni moins. Les objectifs sont complètement indéfinis au départ de la partie mais, progressivement, chaque joueur définit ses ambitions, un des buts étant d’aiguiller le jeu vers ses desideratas. Bien sûr, chaque joueur faisant de même, il faut avoir la clairvoyance de savoir quand et comment adapter ses dites ambitions. Finalement, le jeu ne se limite donc pas aux mouvements de pions mais nos échanges sont tout autant de négociations, conflits, alliances et propositions qui influeront le jeu. »

Laurent nous gratifia de la finalité de cet exercice : « Cela nous permet d’ouvrir notre pensée à de multiples et nouvelles possibilités quand nous parlons de nos affaires présentes, selon Machiavel. Ce qui est certain, c’est que c’est un divertissement. »

Cette exégèse étant achevée, je fus invité à m’éterniser. La tentation fut trop grande, j’acceptai en ma qualité de délateur. Je ne cachai pas mes intentions et demandai de faire leur connaissance en leur conjurant de parler de leur personne.

Machiavel rétorqua qu’il serait pour le moins arrogant et déplacé de décrire sa propre personne. C’est donc avec un grand plaisir qu’il prit la parole en premier, me présentant Laurent de Médicis.

« Le Magnifique est certes connu pour être le prince de Florence mais ce n’est pas cela qui lui a valu ce titre. C’est son altruisme qui lui a fait gagner le cœur des Florentins. Si Laurent n’est pas homme à se mêler à la foule, c’est que, comme tout génie, il est à part. Il semble ressentir et comprendre les événements avant qu’ils ne se dévoilent. On le dit devin, moi je le dis prodige. »

Laurent, bien que quelque peu agacé par ce jeu puéril, s’y prêta de bonne grâce en présentant Cosme l’Ancien.

« L’Ancien est un praticien du corps et de l’âme, philosophe à ses heures, parfois à trop forte raison. Par le passé, il a été connu pour avoir été un stratège politique et militaire « sans peur et sans cœur ». Voilà comment il était perçu dans son jeune âge. Si le temps change les gens, le « grand âge » adoucit les mœurs et le cœur. Ce qui est évident, c’est que l’Ancien se soucie de l’humain autant que de la personne. Il prodigue ses conseils à tous, sans distinction ».

Cosme prit un long moment avant de présenter Machiavel. Un très long silence, pesant et lourd. Une mise en scène digne d’un dramaturge.

« Machiavel est Machiavel. On ne peut vraiment le limiter à une simple présentation, au mieux vous aurez une esquisse de l’être complexe qu’il est. Mais, avant tout, c’est un homme de parole, la sienne est d’or. Il est bon joueur, magnanime dans la victoire et humble devant l’insuccès, ce qui démontre sa noblesse d’âme. Il est taquin, retors, avisé et diligent. Toujours galant et courtois, il peut être un peu cavalier par moment. Nonobstant cela, ma mise en garde est réelle : si ses armes favorites sont élégantes et distinguées, ne croyez pas qu’elles n’en soient pas moins tranchantes. »

Après cette touche finale, nos trois aigrefins discutaient sans crainte, leurs voix portées par une assurance tranquille. Laurent, avec sa détermination habituelle, ouvrit la conversation d’un ton désinvolte, évoquant les perturbations récentes dues aux affrontements avec l’Alliance des Seigneurs à Civitella del Tronto. Il proposa de mettre à profit leurs investissements présents, soulignant que leurs compagnons conservateurs pourraient bénéficier de leurs conseils avisés.

Cosme, le sage patriarche, répondit avec une lenteur réfléchie, affirmant que les temps troublés pouvaient offrir des avantages inattendus. Observant son entourage avec une sagesse tranquille, il suggéra une approche globale axée sur l’entendement, arguant qu’il fallait inspirer plutôt qu’influer.

Machiavel, jouant avec sa coupe de vin, ajouta que certains alliés potentiels, bien que peu fiables, possédaient des atouts uniques. Murmurant presque pour lui-même, il souligna que l’art de l’influence reposait sur la subtilité : convaincre sans imposer, guider sans diriger. Insinuant que certains pourraient découvrir des routes plus prospères, il proposa de tirer parti de ces talents distincts tout en suggérant une action commune.

Laurent, acquiesçant aux propos de Cosme et Machiavel, laissa son expression passer de la réflexion à la résolution. Il mentionna « l’expérience » des cabots, définie comme une aventure incertaine, il mit en évidence que, malgré quelques imperfections de ce raisonnement, il fallait admettre que c’était une ouverture pour la Kumpania. Laurent exhorte alors ces « frères » à joindre leur détermination à cette entreprise à leurs manières particulières.    

Un plan se formait dans leurs esprits. Il était évident que, malgré leurs voix audibles, leur actions futures n’étaient connues que d’eux seuls. La lumière vacillante des bougies dans l’auberge semblait prophétiser les mouvements subtils de leur damier.

La seule intrigue dénouable, au final, était ma présence. Les Médicis utiliseraient-ils ma plume ? Exploité et manipulé, force m’est de constater que mes hôtes connaissent très bien les artistes ainsi que la fragilité de l’égo humain qui nous caractérise.

Pour cette fois, je m’incline. Toutefois, on ne m’y reprendra plus.

Votre humble serviteur,
Stefano