Le feu de l’âtre s’était éteint à « La Tana del Lupo », mais une autre flamme, plus ancienne, plus grave, s’était allumée dans les cœurs. À l’appel d’Alessandro di Michele et de Léo di Galgano, Frères de l’Épée, la Kumpania avait accepté l’impensable : pénétrer dans la forteresse de Bergame pour libérer trois prisonniers dont le savoir pourrait renforcer la barrière magique qui protège encore l’Europe. Une mission dont l’enjeu dépassait tout ce qu’ils avaient affronté jusque-là.
Mais cette acceptation n’avait pu se faire sans un dernier nœud à délier. C’est Jered, par l’intermédiaire de la Kumpania de la Nef, qui l’avait tranché : reprenant à sa charge le convoi marchand qui les liait à Venise, il offrit à la Kumpania une liberté inespérée. La Nef, accompagnée d’Ubaldo, Ancien des Marchands, et Alessio, l’Ancien des Cerbères, quittèrent la Route pour escorter les marchandises et garantir la bonne fin du contrat. Ce geste, discret, mais décisif, permit à la Kumpania de détourner son chemin sans renier sa parole, et fit de Jered un Ancien à part entière. Désormais, leurs pas les guidaient non plus vers le commerce, mais vers le cœur obscur de la guerre contre Sans-Nom.
Le paysage changea. Les chemins devinrent plus étroits, les forêts plus épaisses, les cieux plus bas. Loin des villes, loin des regards, la Kumpania avançait sous un ciel d’acier. Pourtant, quelque chose les suivait. Une présence. Des signes ténus, presque imperceptibles : branches brisées, échos étouffés, silences soudains dans les sous-bois et parfois, à la lisière du regard, des ombres. Les agents de Sans-Nom ne dormaient pas.
Au fil des jours, le monde semblait se contracter autour d’eux. Des rumeurs leur parvenaient de villages disparus : de cadavres retrouvés exsangues, de flammes sans feu. Chaque pas en direction de Bergame les rapprochait d’un territoire corrompu, rongé par la peur. Des cercles de sel abandonnés, des talismans brisés, et ces traces noires, luisantes, comme brûlées dans la pierre… les agents de l’Ennemi étaient déjà là.
Les guetteurs redoublèrent de vigilance. Les Cerbères et votre Veilleur ne s’éloignaient jamais du convoi. Dans les campements, les discussions étaient rares, les regards lourds. Même les chants semblaient teintés d’une gravité nouvelle. La Kumpania se préparait. Pas seulement à une mission : à une traversée.
Mais l’Ennemi ne les laissait pas aller en paix.
À mesure qu’ils approchaient de Bergame, les signes d’une traque devinrent plus nets. Des cavaliers aperçus à l’horizon, toujours trop loin pour être affrontés, mais trop proches pour être ignorés. Des signaux de fumée, des silhouettes masquées, des bruits de sabots dans la nuit. Les agents de Sans-Nom, tapis dans l’ombre, tentaient de les rattraper.
Il fallut toute l’habileté des guetteurs, la ténacité des Cerbères et la discipline du groupe pour maintenir l’allure, dérouter leurs poursuivants et éviter l’embuscade. Plusieurs fois, la menace fut proche. Mais jamais assez pour frapper.
Le matin du septième jour, la vallée s’ouvrit enfin. Là, dressée sur une élévation rocheuse, apparut la silhouette sombre et massive de la forteresse de Bergame. Ni bannière, ni tambour, ni appel de cloches. Juste la pierre, le silence, et l’ombre. Elle n’accueillait pas. Elle attendait.
La Kumpania s’arrêta.
Derrière elle, les ombres rôdaient encore. Devant elle se dressait le théâtre de leur destin. Entre les murs de cette prison sommeillaient les clefs d’un espoir. Mais aussi les chaînes de leur chute, s’ils échouaient. Il n’y aurait pas d’annonce, pas de retour en arrière. Ce qu’ils allaient entreprendre n’était ni glorieux ni noble. C’était nécessaire.